Au sein du mouvement monastique, le monachisme égyptien a été amené très vite à exercer une influence prépondérante, en partie en raison de son importance numérique et de la valeur exemplaire de ses plus illustres représentants, mais aussi sans doute à cause de la séduction qu'exerçait l'image presque mythique de «l' Egypte» et du «grand désert». Quoi qu'il en soit, l'Egypte, et surtout l'Egypte semi-anachorétique, est devenue comme la patrie spirituelle, la «terre des origines», pour beaucoup de moines, même en des régions où le monachisme était autochtone.
Selon saint Jérôme, le premier ermite aurait été saint Paul de Thèbes, qui se serait retiré dans la solitude vers 250. Toutefois, le récit de Jérôme ne semble pas mériter, de la part de l'historien, une confiance sans réserve. Quoi qu'il en soit, ni la personnalité de Paul, ni le récit de sa vie, n'ont eu sur le monachisme une influence comparable à celle que saint Antoine exerça, surtout par l'entremise de sa Vie écrite par saint Athanase. Pour inciter les moines à l'ascèse, dira Athanase, c'est un exemple suffisant que la vie d'Antoine (1). L'histoire a confirmé ce jugement, et saint Antoine le Grand mérite vraiment d'être considéré comme «le Père des moines».
La vocation même d'Antoine, par son caractère éminemment évangélique, a valeur d'exemple. Né d'une famille aisée, vers 250, mais orphelin dès l'âge de dix-huit ans, Antoine entend un jour lire à l'église l'appel du Christ au jeune homme riche : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, puis viens et suis-moi (Matth. 19,21). La parole de Dieu, proclamée dans la célébration liturgique, atteint Antoine comme une interpellation directe, personnelle, du Seigneur. Il se met à l'école des ascètes du voisinage, puis s'enfonce toujours plus profondément dans le désert.
Chacune de ces «fuites» successives apparaît comme l'expression d'une conception essentiellement dynamique, progressive, de la vie monastique. Saint Athanase nous dit d'Antoine : Il ne pensait pas au temps écoulé, mais chaque jour, comme s'il débutait dans l'ascèse, il cherchait à progresser avec une ardeur nouvelle. Il se répétait souvent le mot de l'Apôtre: «Oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l'avant (2)» (Phil. 3,13).
Athanase, champion de la lutte contre l'arianisme, a fortement insisté sur le combat spirituel incessant qu'Antoine dut mener contre Satan, et sur les victoires que le Christ remportait en lui. Cette puissance victorieuse du Christ qui se manifestait à travers son serviteur n'était-elle pas une preuve éclatante de sa divinité? C'est dans le même esprit qu'Athanase décrit le rayonnement charismatique d'Antoine, la beauté spirituelle qui émanait de sa personne transfigurée par la grâce et qui attirait autour de lui disciples et quémandeurs. Antoine mourut en 356, sur la montagne au pied de laquelle s'élève encore le monastère qui porte son nom.
Ses disciples menaient une vie semi-anachorétique dans des cellules relativement peu éloignées les unes des autres, se réunissant périodiquement pour célébrer la liturgie et pour des conférences spirituelles. Plusieurs groupements de ce genre se constituèrent du vivant d'Antoine; celui-ci résidait habituellement sur sa montagne, à l'écart, et descendait de temps à autre visiter ses «monastères». Après sa mort, il eut pour successeur dans cette charge saint Ammonas, qui fut élevé à la dignité épiscopale.
On a conservé, sous le nom d'Antoine le Grand et d'Ammonas, des Lettres, vraisemblablement authentiques, qui comptent parmi les documents les plus caractéristiques que nous possédions sur la spiritualité monastique primitive. Les Lettres d'Antoine (3) portent des traces d'un origénisme que l'on retrouvera, beaucoup plus systématiquement utilisé, chez Evagre le Pontique. Celles d'Ammonas (4) contiennent une doctrine que les Homélies spirituelles attribuées à saint Macaire le Grand développeront avec ampleur et qui, par elles, deviendra le bien commun de la tradition spirituelle orthodoxe. Selon cet enseignement, il existe deux degrés dans la vertu: dans le premier, l'homme, animé par l'esprit de pénitence, doit faire effort pour se purifier. Le second est inauguré par le don de l'Esprit Saint, qui permet à l'homme d'accomplir le bien avec aisance et joie et l'initie aux mystères célestes. Ammonas annonce encore les Homélies spirituelles de saint Macaire le Grand par sa doctrine de la désolation éducative, selon laquelle le Saint Esprit, après s'être manifesté aux débutants, se retire pour un temps afin de mettre l'homme à l'épreuve.
Les deux autres centres les plus importants de la vie semi-anachorétique dans l'Egypte des IVe et Ve siècles furent les déserts de Scété et de Nitrie.
Située à une soixantaine de kilomètres au sud d'Alexandrie, la colonie monastique de Nitrie eut pour fondateur saint Amoun qui s'y retira vers 315, et bénéficia des conseils et de l'exemple de saint Antoine qu'il visita. L'Histoire lausiaque de Pallade et les Apophtegmes nous ont gardé le souvenir des moines les plus illustres qui vécurent dans ce désert: les abbés Pior, Or, Pambo, Isidore, Cronios, Macaire d'Alexandrie.
Les cellules individuelles et les groupements semi-anachorétiques se multiplièrent rapidement ; l'ensemble des moines reconnaissait l'autorité de «l'abbé de Nitrie », qui était secondé par un collège de sept autres anciens, prêtres comme lui. Pas plus que les prêtres des monastères de Scété, dont il sera question plus loin, ces anciens n'étaient des supérieurs au sens juridique du mot, comme en auront les communautés cénobitiques ; néanmoins un certain rôle administratif et disciplinaire leur incombait.
Afin d'assurer aux ascètes les plus avancés la solitude profonde qu'ils ne trouvaient plus à Nitrie en raison de l'affluence des moines, Amoun fonda, à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest, le désert des Cellules, qui eut pour prêtre saint Macaire d'Alexandrie.
Relativement proche d'Alexandrie, Nitrie eut beaucoup à souffrir des querelles doctrinales qui agitèrent le ve siècle. Le nombre de ses habitants décrut, et finalement ce centre monastique disparut au profit des monastères d'Alexandrie ou du désert de Scété.
Le désert de Scété (qu'il faut sans doute identifier à l'actuel Wadi Natrun), situé à quelque cinquante kilomètres au sud des Cellules, eut une destinée plus prospère, puisque la vie monastique s'y est perpétuée jusqu'à nos jours, malgré les razzias meurtrières des Bédouins, les dissensions doctrinales et la domination musulmane.
Le fondateur de ce centre fut saint Macaire d'Egypte, qui vint y demeurer vers 330. Comme Amoun, Macaire ne fut pas à strictement parler un disciple de saint Antoine, mais il reçut ses conseils et ses directives. On sait peu de choses sur les premiers disciples qui vinrent se mettre sous sa direction ; sans doute faut-il ranger parmi eux Ammoès, le père spirituel de Jean Kolobos (ou Jean le Petit), et Isidore, qui fut le prêtre de l'église édifiée près de la première résidence de saint Macaire, celui-ci s'étant retiré plus loin dans la solitude. Isidore eut pour successeur Paphnuce, qui accueillit Cassien et Germain pendant leur séjour à Scété, dans les dernières années du Ive siècle.
Assez vite, Scété compta quatre groupements principaux, qui formèrent des monastères semi-anachorétiques : le monastère des saints Maxime et Domèce (qui existe encore, sous le nom de Deir Baramous), qui avait pour centre l'église édifiée par saint Macaire sur l'emplacement de la cellule occupée par deux jeunes disciples d'origine romaine, morts prématurément; le monastère dédié à l'abbé Bishoï (encore existant lui aussi) ; celui de l'abbé Jean Kolobos ; enfin, le monastère formé autour de la dernière résidence de Macaire (aujourd'hui Deir Abou Makar). Primitivement, le noyau central de ces monastères ne comportait qu'une église où les moines se réunissaient le dimanche, un réfectoire pour le repas qui suivait la liturgie, une boulangerie et une réserve pour les provisions, quelques locaux où logeaient le prêtre et le frère qui assurait l'économat (diaconie), ainsi que les hôtes de passage. Durant la semaine, les moines vivaient dans des cellules éloignées, soit seuls, soit avec un ou plusieurs disciples. Leur travail consistait à tresser des cordes de jonc et à fabriquer des nattes et des corbeilles, tout en s'adonnant à la prière continuelle. Les plus cultivés exerçaient parfois le métier de copiste. A l'époque de la moisson, certains allaient se louer dans des fermes éloignées. Chaque monastère était dirigé par un prêtre, et l'ensemble des quatre était placé sous l'autorité du «Père de Scété», charge dans laquelle Paphnuce, puis Jean Kolobos, succédèrent à saint Macaire après la mort de celui-ci. Au ve siècle, l'insécurité du désert obligea les moines à construire des tours de défense auprès de l'église, afin de s'y réfugier en cas d'alerte; dans la suite, ils furent même contraints de regrouper leurs cellules à l'abri d'une enceinte enveloppant aussi l'église (ou les églises) du monastère et le réfectoire. C'est sous cet aspect que se présentent encore les monastères du Wadi Natrun.
Trois figures attachantes du monachisme scétiote méritent particulièrement d'être mentionnées: les abbés Arsène, Moïse et Poemen (appelé Pastor dans les versions latines). Saint Arsène, ancien précepteur des fils de l'empereur, avait tenu un haut rang dans le monde, jusqu'à ce qu'une voix lui eût révélé le célèbre: Arsène, fuis les hommes, et tu seras sauvé. D'abord disciple de Jean Kolobos, il s'était retiré dans la solitude, dans le voisinage de l'abbé Moïse. La tradition a vu en lui le docteur par excellence de l'hésychia, de la solitude et du silence contemplatifs. Moïse, lui, était un Noir, ancien brigand converti, qui vécut solitaire près du monastère de Baramous, où l'on vénère encore ses reliques. Ce moine, aussi accueillant pour tous qu' Arsène était d'un abord austère, fut le premier martyr de Scété; il périt victime d'une incursion de Bédouins. Quant à la vie de l'abbé Poemen, elle nous est peu connue; mais c'est probablement à lui et à ses disciples que l'on doit le premier noyau des collections d'Apophtegmes ou Géronticon.
Ces Apophtegmes (5) - paroles dites par les anciens aux disciples venus leur demander «comment être sauvé», et anecdotes relatives à ces anciens - sont le joyau de la littérature du désert: Dans son essence, l'apophtegme apparaît comme un charisme... Ces sentences ne sont pas des maximes morales choisies parce que bien frappées et faciles à retenir... C'est la parole de Dieu qui se transmet dans le désert, sorte de parole prophétique, qui n'est pas le fruit de la science humaine, mais un don de Dieu que reçoit l'homme éprouvé par la pratique du désert (6). Les apophtegmes nous donnent de la vie et de la doctrine des Pères du désert une image infiniment plus équilibrée et plus humaine que les récits épiques - précieux d'ailleurs - de l'Histoire lausiaque de Pallade (7) et de l'Histoire des moines d'Egypte (8) traduite en latin par Rufin. La tradition postérieure, érémitique ou cénobitique, s'en est inlassablement nourrie, et ils méritent d'être considérés comme un des textes majeurs de la spiritualité monastique.
Ils nous mettent en présence d'une spiritualité virile, accordant une large part à l'effort humain. Toute leur vie, les moines du désert ont participé généreusement au combat rédempteur du Christ contre les Puissances du mal; mais en même temps, ils ont connu dès ici-bas un reflet de la gloire du matin de Pâques, et l'Esprit du Christ ressuscité a transfiguré leur âme, et quelquefois leur corps. Aussi ces saints moines nous apparaissent-ils pénétrés de l'esprit des Béatitudes: douceur et humble amour des hommes, paix et joie dans la lumière de Dieu.
Les moines de Scété et de Nitrie étaient relativement peu cultivés. Leur enseignement était formulé dans des catégories essentiellement bibliques, sans référence à la philosophie grecque. Cela n'empêcha pas un certain nombre de lettrés de venir s'établir parmi eux et de se mettre à leur école. Le plus illustre est Evagre le Pontique (346-399). Ancien disciple des Cappadociens devenu moine à Nitrie et disciple de saint Macaire le Grand, il a réalisé une synthèse vigoureuse et très personnelle, quoique entachée de spéculations aventureuses empruntées à Origène, entre la spiritualité du désert et la tradition philosophique alexandrine (9). Un de ses grands mérites est d'avoir analysé et enseigné la technique du combat spirituel; c'est lui qui a donné leur forme quasi définitive pour l'Orient à la doctrine des huit vices capitaux, à la distinction des trois phases de la vie spirituelle (praktikè, théoria physikè, théologia), à l'enseignement sur l'apathéia. Expurgés et placés sous des patronages d'emprunt (notamment celui de saint Nil), les écrits de l'origéniste Evagre exerceront une immense influence sur tout l'Orient monastique, sans en excepter les auteurs qui le couvriront de leurs anathèmes.
A l'origine de la doctrine spirituelle orthodoxe, telle que l'ont formulée au cours des siècles les maîtres spirituels du Sinaï et de l'Athos, ainsi que saint Isaac le Syrien, nous trouvons d'une part cet apport évagrien, décanté de ses éléments hétérodoxes, et d'autre part les mystérieuses et admirables Homélies spirituelles attribuées à saint Macaire le Grand (10). Celles-ci complètent la doctrine d'Evagre par leur enseignement sur le rôle du coeur, sur la sensibilité spirituelle, sur la pédagogie divine et sur l'expérience du don du Saint Esprit. Un autre maître spirituel qui se rattache au désert de Scété est l'abbé Isaïe (1 488). D'abord moine à Scété, il fonda dans la suite un monastère près de Gaza. Nous possédons de lui vingt-neuf Discours (11), qui présentent certaines convergences avec les Homélies spirituelles macariennes. Son oeuvre est, avec les Apophtegmata Patrum, une de celles qui ont le plus contribué à répandre la doctrine ascétique traditionnelle des Pères égyptiens (12).
Le semi-anachorétisme de type scétiote était répandu dans d'autres contrées de Basse-Egypte, notamment dans le Fayoum (laures de Neklone et de Takinasch), où, à la veille de la conquête arabe, l'abbé Samuel fondera encore le monastère de Kalamon. A neuf milles d'Alexandrie, comme son nom l'indique, l'Ennaton était un centre monastique important, comprenant tout un ensemble de laures et de cellules d'ermites isolés. Aux vie et vile siècles, ce sera le principal foyer du monachisme en Egypte.
D'un type assez différent était l'énorme agglomération monastique rassemblée autour de la basilique de saint Ménas, le sanctuaire national de l'Egypte chrétienne : Nous avons ici un exemple de moines nombreux, attachés au service d'un sanctuaire très fréquenté, et chargés, selon toute probabilité, du soin des malades et des étrangers qui venaient en foule implorer l'intercession de saint Ménas (13).
L'éloignement des lieux habités par les séculiers est sans doute le trait le plus caractéristique de ce monachisme, si on le compare à l'ascétisme urbain. Un premier motif de cette «anachorèse» est le désir de diminuer les occasions de péché ; certains apophtegmes le disent clairement:
Un ancien racontait: Lorsque j'étais jeune, j'avais un abba qui aimait aller toujours dans de plus lointains déserts et à y vivre en hésychaste. Un jour donc, je lui dis: «Pourquoi, Abba, fuis-tu toujours dans les déserts? Car j'ai idée que celui qui demeure près du monde, le voyant et le dédaignant, a plus de mérite que celui qui ne le voit pas du tout». Le vieillard me répondit: «Crois-moi, mon enfant, tant que l'homme n'est pas devenu presque un ange, il ne tire aucun profit du monde. Quant à moi, je suis encore fils d'Adam; et comme mon père, quand je vois le fruit du péché, aussitôt je le désire, je le prends, je le mange et je meurs. C'est pour cela que nos pères ont fui dans les déserts où, ne trouvant pas ce qui excite les passions, ils supprimaient celles-ci plus facilement (14)».
Cependant, le motif principal de la retraite du moine dans la solitude rejoint celui qui animait déjà la pratique du célibat chez les ascètes et les vierges; comme le renoncement au mariage, l'anachorèse et l'éloignement du tumulte des affaires du monde permet au moine de s'adonner au «souvenir de Dieu» et à la prière d'une façon aussi continuelle qu'il est possible ici-bas, et de tendre ainsi vers l'idéal de la «vie angélique».
Source inviolable de la sainteté, Notre Seigneur n'avait nul besoin pour s'établir dans une pureté parfaite du secours extérieur de l'éloignement des hommes et de la solitude... Il se retire cependant sur la montagne, seul, pour prier (cf. Matth. 14,23), afin de nous apprendre que, si nous voulons nous aussi prier Dieu d'un coeur pur et vierge, nous devons comme lui nous séparer de l'agitation désordonnée des foules. Ainsi, en cette chair mortelle, nous pourrons nous conformer déjà en quelque mesure à cet état bienheureux promis aux saints dans le monde à venir, et Dieu sera pour nous tout en tous (15).
La solitude favorise l'union constante avec Dieu. Mais elle le fait d'abord en permettant au moine de faire porter son effort spirituel sur son véritable terrain, celui des «pensées», c'est-à-dire celui des tentations, des mouvements intérieurs, des suggestions et inspirations bonnes ou mauvaises qui s'élèvent sans cesse en notre coeur. La solitude rend le moine attentif à ce monde intime, et va lui permettre de mener un «combat invisible» qui requerra de lui un effort constant, et par lequel il participera au combat rédempteur du Christ:
Vous savez vous aussi, mes chers frères, écrivait Abba Ammonas, que depuis la prévarication, l'âme ne peut connaître Dieu comme il faut si elle ne s'éloigne pas des hommes et de toute distraction. Car elle verra alors l'attaque de ceux qui luttent contre elle, et, si elle triomphe de l'attaque qui lui survient ainsi, l'Esprit de Dieu habitera alors en elle, et toute la peine sera changée en joie et en allégresse (16).
Cette attention intérieure (appelée aussi «vigilance», «garde du coeur», «sobriété spirituelle») est la clé de toute la méthode spirituelle des Pères du désert, qui revêt ainsi un caractère éminemment personnaliste. Pour eux, l'objectif de la formation spirituelle n'est pas d'obtenir du moine qu'il se conforme à une règle commune et adopte un certain nombre de comportements définis ; ils veulent amener leur disciple à être parfaitement lui-même, grâce à une totale expropriation de soi, en sorte que l'Esprit Saint qui vit en lui puisse devenir le principe de toutes ses actions. Or ceci requiert non seulement la rectitude objective des actes, mais aussi une purification très affinée des motifs de l'agir, et un discernement averti des mouvements et inspirations intérieures. Aux suggestions mauvaises, aussitôt démasquées, le moine doit opposer le «souvenir de Dieu», qui est une attention à la présence intime du Seigneur, soutenue par une invocation brève et fréquente (17).
S'il est souvent difficile aux chrétiens modernes d'éviter des contresens dans leur compréhension du monachisme primitif, et même du monachisme orthodoxe actuel, qui lui est demeuré profondément homogène, c'est qu'ils sont habitués à penser en termes d'institutions, de formules définies une fois pour toutes, d'états de vie bien spécifiés, alors que ce monachisme a pour critère essentiel le discernement des esprits. A ses yeux, ce qui légitime ou non telle initiative, telle «pratique», tel genre de vie adopté par un moine, ce n'est pas sa conformité avec une norme théorique établie une fois pour toutes, mais la nature - bonne ou mauvaise - de l'esprit qui y a présidé. De là vient la grande diversité des réalisations spirituelles que nous constatons à l'intérieur de ce monachisme, sans préjudice d'une profonde unité.
Dans cette conception, le rôle du père spirituel, de l'abba, revêt évidemment une grande importance. L' abba n'est pas un supérieur au sens canonique du mot. C'est avant tout un homme pacifié, libéré de ses passions, et qui par son seul rayonnement communique déjà aux autres quelque chose de l'Esprit qu'il porte en lui. Les rapports des disciples avec leur abba se ramènent surtout à ceci: lui manifester leurs «pensées» avec une sincérité absolue pour être formés par lui au discernement des esprits; suivre en toute soumission ses directives; imiter ses exemples; avoir foi dans sa prière; lui rendre les humbles services dont il peut avoir besoin. Au désert, la paternité spirituelle revêt d'ailleurs à l'occasion une sorte de caractère collégial: il n'est pas rare de voir un moine consulter plusieurs anciens, qui veillent avec tact, s'ils sont d'authentiques spirituels, à ne pas se contredire mutuellement. Tous ne sont que les organes d'un même Esprit; un abba ne peut avoir «ses» idées et «sa» doctrine. Il est un chaînon dans une tradition qu'il a très personnellement assimilée.
Les apophtegmes sont remplis de traits qui montrent avec quelle discrétion, quel tact et quelle réserve les pères spirituels répondent à ceux qui viennent les consulter. Ils sont avant tout soucieux de respecter l'intégrité spirituelle de leurs disciples, de les aider à devenir eux-mêmes. Ils attendront parfois très longtemps qu'une situation mûrisse avant de dire le mot qui libère. A qui les interroge avec un secret attachement à son sens propre, ils ne pourront donner qu'une réponse proportionnée à ce que le consultant peut porter, mais qui ne lui apportera pas le repos. Comme on l'a dit très heureusement, les maîtres spirituels du désert, loin de vouloir endoctriner leurs disciples et de leur inculquer des idées et des théories, visaient plutôt à les libérer de toutes celles qu'ils pouvaient avoir dans la tête pour les rendre capables d'entendre la voix de Dieu dans le silence du désert (18).
Mais autant les pères sont attentifs à ne pas s'imposer, à ne pas exercer un rôle de commandement à l'égard de leurs disciples, autant ceux-ci doivent être disposés à se soumettre à eux, à ne jamais chercher à faire prévaloir, de quelque façon que ce soit, leur volonté, à se laisser enseigner et conduire par autrui. Cassien nous dira: Cette obéissance, ils ne la préfèrent pas seulement au travail manuel, à la lecture ou au silence et au repos de la cellule, mais aussi à toutes les vertus, à tel point qu'ils estiment devoir tout faire passer après, et qu'ils sont heureux de subir n'importe quel dommage plutôt que de paraître l'avoir en quelque façon transgressée (19).
L'obéissance n'est d'ailleurs pas seulement pour le moine un moyen de se laisser former par un plus éclairé : elle traduit avant tout une attitude foncière de démission de soi, d'humilité et de respect de la personne d'autrui. C'est pourquoi, dans ce milieu semi-anachorétique, le moine l'exercera même à l'égard de ceux qui ne détiennent aucune autorité sur lui: toujours il devra être prêt à renoncer à ses vues et à ses préférences, en faveur de son frère. Cette spiritualité personnaliste, qui apprend à l'homme à ne plus voir dans son moi le centre autour duquel tout gravite, a d'ailleurs développé remarquablement chez ces moines le sens de l'autre et le sens de la communion des personnes. C'est dans un apophtegme attribué à saint Macaire, le fondateur de Scété, que l'on trouve l'une des descriptions les plus extraordinaires qui soient de l'enfer; elle est l'antithèse exacte d'une formule bien connue de Sartre. Pour Macaire, ou du moins pour le défunt qui lui apparaît, l'enfer consiste à ne pas pouvoir regarder le visage d'autrui; et le plus grand soulagement que pourrait recevoir un damné serait de voir un peu le visage d'un autre (20).
Aimons aimer les pauvres... Aimons à être en paix avec tout homme, avec les grands et avec les petits... Aimons tous les hommes comme nos frères, dira abba Isaïe (21). Et dans l'Ascéticon de ce dernier, comme dans les Apophtegmes, transparaît partout le souci d'une charité humble, active, étonnamment délicate dans ses manifestations, ingénieuse à rendre service, soucieuse à l'extrême de ne pas peiner autrui et de respecter sa liberté.
Plein de douceur et de condescendance pour les autres, le serai-anachorète est austère pour lui-même, selon sa mesure. Devant l'importance accordée au jeûne et à l'ascèse par l'ancien monachisme, l'homme moderne est tenté d'attribuer aux Pères un dualisme peu chrétien, où il verrait volontiers une contamination platonicienne ou manichéenne. Assurément, la pensée des Pères comporte un certain dualisme, qui s'exprime parfois au moyen d'expressions platoniciennes. Mais dans son fond, ce dualisme est d'origine biblique et proprement chrétienne : il oppose non la matière comme telle à l'esprit, mais le monde présent, non glorifié, soumis à la «corruption», au monde qui vient, et qui sera celui de la résurrection et de la transfiguration des corps et des âmes. Aussi le but de leur ascèse n'est-il pas de séparer l'âme du corps autant qu'il est possible ici-bas, mais de transfigurer le corps lui-même pour le faire participer à la divinisation de l'âme.
Par l'ascèse, disait saint Antoine, tout le corps est transformé et vient sous le pouvoir de l'Esprit Saint; et je pense que quelque part lui est accordée déjà de ce corps spirituel qu'il recevra lors de la résurrection des justes (22).
Le but que poursuivaient ces moines était d'assurer l'unification de tout leur être, corps et âme, dans la lumière de Dieu. La «pureté du coeur» ou, dans un langage plus philosophique, l'apathéia, à laquelle était ordonné leur effort ascétique ne consistait nullement, comme chez les stoïciens, à éteindre la sensibilité ou à assurer sur elle une emprise despotique de la volonté, mais, au contraire, à l'apprivoiser, comme ces bêtes redoutables du désert qui devenaient pour les vieux ascètes des auxiliaires forts et dociles. Ainsi, les passions, intérieurement rectifiées, apporteraient toute leur énergie au service de l'amour de Dieu, avec aisance et spontanéité.
(1) Saint Athanase d'Alexandrie, Vie et conduite de noire Père saint Antoine, 7; trad. B. Lavaud, Bellefontaine, 1979, p. 21
(2) Ibid., p. 29.
(3) Saint Antoine le Grand, Lettres, traduites par les Moines du Mont des Cats, Bellefontaine, 1976.
(4) Saint Ammonas, Lettres, traduites par B. Outtier et L. Regnault, dans Lettres des Pères du désert, Bellefontaine, 1985.
(5) Les diverses collections d'Apophtegmes ont été traduites en français par les moines de Solesmes sous le titre Les sentences des Pères du désert, 4 vol., Solesmes, 1966, 1970, 1976, 1981.
(6) J.-C. Guy, Remarques sur le texte des Apophtegmata Platrum, dans R.S.R. 43 (1955), p. 253.
(7) Palladius, Les moines du désert: Histoire lausiaque, introduction par Louis Leloir, trad. par les Carmélites de Mazille, Paris, 1981.
(8) Traduit en français par A.-J. Festugière sous le titre : Enquête sur les moines d'Égypte («Les Moines d'Orient», IV/1), Paris, 1964.
(9) Les principales oeuvres d'Evagre le Pontique traduites en français sont: Le Traité de l'oraison: Les Leçons d'un contemplatif, trad. I. Hausherr, Paris, 1960; Traité pratique, trad. A. etC. Guillaumont, 2 vol. (SC 170-171), Paris, 1971 ; Les six centuries des «Kephalaia gnostica» (PO 28/1, fasc. 134), trad. A. Guillaumont, Turnhout, 1977.
(10) Les homélies spirituelles de saint Macaire, traduction Pl. Deseille, Bellefontaine, 1984.
(11) Abbé Isaïe, Recueil ascétique, Introd. par Dom L. Regnault, trad. par Dom M. De Broc, Bellefontaine, 1976. Cf. infra, p. 40, note 34.
(12) A. Guillaumont, Les «Kephalaia Gnostica» d'Évagre le Pontique et l'histoire de l'Origénisme chez les Grecs et les Syriens, Paris, 1962, p. 126.
(13) P. Van Cauwenbergh, Étude sur les moines d'Égypte, Paris-Louvain, 1914, p. 128.
(14) Apophtegme (NAU 538).
(15) Saint Cassien, Conférences, X, 6.
(16) Abba Ammonas, Lettre I; Patrologie orientale, X, 4, p. 432.
(17) C'est là l'origine de la «prière de Jésus», qui prendra une grande importance dans le monachisme oriental.
(18) Un moine de Solesmes, dans l'introduction de: Abbé Isaïe, Recueil ascétique, Bellefontaine, 1976, p. 19.
(19) Saint Cassien, Institutions cénobitiques, IV, 12; SC 109, p. 136.
(20) Macaire, 38, dans Les Apophtegmes des Pères du désert, traduits par J.-C. Guy, Bellefontaine, 1968, p. 181.
(21) Abba Isaïe, Ascéticon syriaque, Logos XV, 9 11, dans R. Draguet, Les cinq recensions de l'Ascéticon syriaque d'Abba Isaïe (CSCO 293-294), II, p. 281. Il est significatif que dans l'index dressé par R. Draguet pour son édition de cette somme de la spiritualité semianachorétique, l'article «Prochain» couvre 139 lignes de références, alors que les articles «Retraite et silence» et «Prière» n'en couvrent respectivement que 4 et 16.
(22) Saint Antoine, Lettre, I, 4.